Nous, militants du Printemps Républicain, défendons une société laïque. Une société laïque, ce n’est pas, comme une lecture à dessein confuse tend à le laisser croire, une société d’où les religions seraient chassées, ni leur expression cantonnée à l’espace privé : ce serait là un régime autoritaire qui ne reconnaîtrait pas les libertés de conscience et d’expression.

Une société laïque, qu’est-ce donc ? C’est une société qui ne se soutient d’aucun principe religieux pour s’organiser, ni n’appuie ses règles de vie collective sur des principes qui seraient extérieurs et supérieurs à la raison de ses membres. Qu’à titre individuel, les citoyens s’appuient sur leurs convictions religieuses pour déterminer leurs propres règles de vie ainsi que leurs choix, même politiques, n’y fait pas obstacle : car comme le fait clairement entendre l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses… », la société laïque ne connait que des opinions et ne réserve aucun statut particulier aux religions, pas plus qu’elle ne distingue les croyants des incroyants, ou les croyants entre eux.

«Laïque », de laos, le peuple tout entier, sans distinction d’origines, de conditions ni de convictions.

Rappeler ce qu’ont voulu les pères fondateurs de la démocratie garde toute son utilité au moment où s’ouvrent de nouveaux et importants débats bioéthiques, des débats auxquels il est naturel et légitime que nombre d’acteurs sociaux, culturels, politiques mais aussi, bien évidemment, religieux, prennent toute leur part. Sur des sujets qui touchent universellement tous les êtres humains et qui posent à toute la société des questions aussi fondamentale que son rapport à la vie, à la filiation et à la mort, personne n’est indigne du débat. Mais, en contrepartie, nul n’est plus légitime qu’un autre à dire le vrai et le bien, et encore moins à tenter d’assigner aux autres protagonistes la conduite et le rang à tenir.

Périodiquement, l’Église catholique, qui a pourtant accompli un immense travail de remise en question depuis Vatican II, quant à sa place dans les sociétés modernes et sa prétention à incarner sinon un monopole, du moins un leadership sur les questions morales, ne peut s’empêcher de rechuter, comme dans cette tribune du Père Stalla-Bourdillon, parue dans le FigaroVox, qui a retenu notre attention (https://bit.ly/2LYmHoA).

Certes, l’époque n’est plus aux encycliques rageuses qui, depuis le Syllabus de 1864, vouaient la modernité aux gémonies. L’auteur, ancien aumônier des parlementaires, a l’habileté d’utiliser le philosophe Alain, grand contempteur du cléricalisme et laïque conséquent, pour « rappeler la place du pouvoir politique dans la société », comme le précise le chapeau de sa tribune. Obéir à l’Etat, mais lui résister quand il s’égare, qu’il abuse ou qu’il nous abuse, comme y invitait le professeur de la IIIème République, est ou plutôt devrait être comme une seconde nature pour des citoyens responsables – y revenir est donc toujours bienvenu.

L’ennui est qu’on découvre bientôt le pourquoi de cet éloge de la sage – mais ferme – insoumission : dénoncer les méfaits de la « solo-parentalité ». La réflexion sur les limitations du pouvoir aura donc tourné – très – court, il s’agissait plus prosaïquement d’affirmer une opposition nette et catégorique à la PMA pour toutes les femmes, viatique d’une société qui accepterait de faire des « citoyens privés de père ».

Après tout, pourquoi pas ? Aussi éloignée que cette position puisse être des nôtres, nous reconnaissons non seulement la pleine et entière légitimité de l’exprimer, mais aussi l’apport qui peut être celle d’une réflexion critique sur des sujets aussi complexes, qui touchent à l’image même que l’on se fait de l’être humain. Ne pas verser dans la caricature et le dénigrement, respecter les convictions intimes des uns et des autres, accueillir les voix contraires, ne peut que stimuler la réflexion de chacun et élever le niveau des débats. On n’a rien à craindre de la contradiction quand on tient des positions justes.

Encore faut-il que la réciproque soit vraie. Car quel est le problème avec ce texte qui fait l’éloge du « savoir dire non », et qui se retient de s’écrier, comme feu Stéphane Hessel, « indignez-vous ! » ? Ce qui cloche, plus encore que sa position, que nous critiquons de toutes nos forces, c’est la prétention à réduire le politique, littéralement à le remettre en place, en des termes à la fois péremptoires et alambiqués.

Nous apprenons ainsi que, « sous l’effet des vents du matérialisme, la sécularisation de la société a fait migrer l’autorité spirituelle sur les épaules du politique, quand la responsabilité de gouvernement migrait à son tour dans le giron de la finance, elle-même soumise à la technique ».

Si on ne se formalise pas du simplisme de l’enchaînement, on peut comprendre que l’auteur déplore que le politique ait cédé le pas à la sphère technico-économique, et qu’il faut donc lui redonner tout son rôle ? Pas du tout, puisqu’il a pris soin d’avancer un peu plus tôt que « le pouvoir temporel doit seulement administrer les choses ». Que doit-on entendre par là ? Qu’il ne doit pas gouverner les hommes ? Faut-il comprendre que le politique n’est qu’une sorte de grosse étude notariale, ou un syndic de copropriété ? On n’en saura pas plus, sinon par soustraction : c’est au pouvoir spirituel, bien sûr, de s’occuper des hommes.

Car, tout en affirmant que « le pouvoir spirituel n’est pas un « pouvoir » », l’auteur lui reconnait une existence quelques lignes plus bas, en précisant ses attributions : « À l’aide des philosophes, des théologiens, des penseurs, le pouvoir spirituel des citoyens doit se réveiller pour éprouver la solidité des raisonnements par une critique rationnelle ». Le père Stalla-Bourdillon utilise sans la citer une formule de Pierre Manent a propos de l’Église, qui « n’est pas un pouvoir tout en étant un pouvoir ». Mais là où le philosophe fait de ce paradoxe le point de départ d’une réflexion sur l’articulation entre le religieux et le politique, le père Stalla-Bourdillon dépose une auréole « spirituelle » sur la tête de la société civile. « Spirituelle », qu’entend-on par là ? Rien n’en est dit mais tout est suggéré : si nous sommes tombés dans ces abîmes, esclaves de la science et de la finance, c’est, rappelons-nous, à cause du « matérialisme » et de la « sécularisation », en d’autres termes, parce que nous avons donné aux dieux un congé définitif, du moins pour ce qui regarde l’organisation de la société. Le père Stalla-Bourdillon y voit l’origine de nos malheurs, car ainsi s’est créé un monde de « faux biens » que le pouvoir temporel se charge d’avaliser, lui qui prétend « détenir la vérité du bien ».

Et parmi ces faux biens, on trouve « la solo-parentalité, c’est-à-dire le fait de devenir l’unique parent d’un enfant, sans aucune relation ni affective, ni sexuelle ». Passons sur l’impressionnante succession d’amalgames, d’erreurs et d’approximations contenue dans cette seule et courte phrase, mais relevons au passage que l’auteur oublie d’évoquer la possibilité de rétablir la filiation pour les personnes nées sous X, une mesure combattue de longue date par l’Eglise catholique, qui ne voit aucun « faux bien » dans les souffrances des enfants nés de père et/ou de mère inconnus.

Nous disions que le temps des encycliques furieuses était révolu. Et pourtant, il suffit de relire Quanta Cura, signée par le pape Pie IX en 1864, pour trouver un raisonnement en tout point semblable à celui de notre moderne aumônier : « Et parce que là où la religion est bannie de la société civile, et la doctrine et l’autorité de la révélation divine rejetée, la vraie notion, de la justice et du droit humain s’obscurcit et se perd, et la force matérielle prend la place de la justice et du vrai droit, on voit clairement pourquoi certains hommes, ne tenant aucun compte des principes les plus certains de la saine raison, osent publier que la volonté du peuple, manifestée par ce qu’ils appellent l’opinion publique ou de telle autre manière, constitue la loi suprême, indépendante de tout droit divin et humain ; et que dans l’ordre politique les faits accomplis, par cela même qu’ils sont accomplis, ont la valeur du droit. »

Car enfin, si on conteste au pouvoir temporel, c’est-à-dire à l’ordre politique, le soin de dire non le vrai, non le Bien avec une majuscule que l’auteur omet peut-être volontairement, mais plus modestement le bien commun, alors qui d’autre est fondé à le faire ? Peut-être plus l’Église seule, les temps ne s’y prêtant plus, mais une sorte de synode « convictionnel » comme il est désormais à la mode d’en convoquer, où on aura la charité de convier des « philosophes » et « des penseurs ». Si l’esprit de l’époque ne permet plus d’invoquer la loi divine en majesté, c’est par le détour d’un « indignez-vous ! » aux accents on ne peut plus contemporains (quoi de plus mainstream que d’appeler le citoyen à se révolter ?) que l’auteur de cette tribune tente, si l’on ose dire, de remettre l’Eglise au milieu du village, et d’opérer sur le terrain où elle évolue le plus facilement, celui du questionnement moral.

Mais la morale, si morale collective il doit y avoir, étant l’affaire de tous, n’est celle de personne en particulier. Les citoyens, qui sont majeurs au sens plein de ce terme, peuvent écouter toutes les voix qui leur plaisent, et n’ont besoin d’une « aide » que s’ils la sollicitent d’eux-mêmes, dans le for de leur conscience. Dans une société laïque, nous parlons tous à voix égales : il n’y a pas de voix autorisée, ni de voix supérieure.