L’article de Samuël Tomei[1] publié sur le blog de Catherine Kintzler est à charge contre la théorie de la tenaille identitaire. Ce faisant, il entretient des confusions regrettables à l’heure où la République est prise au piège des extrêmes.
La tenaille est d’abord réduite par l’auteur à un simple refus du RN et de LFI, ce qui est interprété comme une allégeance à Emmanuel Macron. Cette position serait frileuse car elle occulterait l’idée que le danger identitaire viendrait davantage de la gauche que de l’extrême droite. Le problème de la théorie de la tenaille identitaire serait qu’elle entretiendrait une défiance disproportionnée envers l’extrême droite en impliquant nécessairement que « les mâchoires soient d’égale intensité ». Enfin, mettre en doute la sincérité du changement du RN, relèverait d’une police des « intentions cachées ». Partant du constat que la gauche aurait changé en mal, il faudrait envisager que l’extrême droite ait pu changer en bien. Puis, est tout de même envisagé que le RN ait pu se déclarer républicain par pur opportunisme, mais pour aussitôt suggérer que derrière les masques aurait pu s’opérer une vraie métamorphose. Finalement, ce parti pourrait même être devenu plus républicain que tous les autres, puisqu’il occuperait « le créneau que nous avons abandonné », celui d’un « républicanisme de conviction ». À l’appui de cette thèse, l’auteur évoque la situation dans l’Italie de Giorgia Meloni et un dîner entre Bardella et des francs-maçons. Voilà une analyse clairement orientée. Elle coche beaucoup d’erreurs qui ont déjà été largement dénoncées par le Printemps républicain.
L’accusation du lien entre la théorie de la tenaille et Macron
Samuël Tomei réduit la tenaille à un plaidoyer en faveur d’Emmanuel Macron. Selon lui, « cette théorie fut conçue et le plus ardemment défendue par le Printemps républicain, moins pour donner sens à la réalité que pour s’insérer dans le jeu macronien : je lutte en même temps contre les identitaires de gauche et contre les identitaires de droite, au nom de l’universalisme républicain ».
Il y a là une triple erreur. La première est factuelle, comme le rappelle Gilles Clavreul, membre fondateur du Printemps républicain : « J’ai commencé à parler de “tenaille identitaire” début 2016, à l’époque où Emmanuel Macron était encore ministre de François Hollande. Cette idée n’avait donc pas vocation à “se couler dans le macronisme”, pour la simple et bonne raison qu’il n’existait pas. »[2]
À l’erreur factuelle s’ajoute une erreur d’analyse politique : attribuer la propriété exclusive de la lutte contre les identitaires de droite ou de gauche à Emmanuel Macron. Seul un cadre ternaire assez pauvre semble être envisagé : s’opposer aux identitaires de droite ou de gauche, ce serait nécessairement soutenir Macron). Or le refus de l’approche identitaire est partagé par bon nombre de sensibilités politiques.
Il y a enfin une erreur logique. Ce n’est pas parce que Gilles Clavreul qui a mis au jour la « tenaille identitaire » est membre fondateur du Printemps républicain que les positionnements politiques de ce mouvement pourraient invalider cette théorie. Ainsi l’auteur impute à cette théorie la responsabilité du choix opéré aux législatives 2022 de présenter une candidate sous les couleurs de la majorité présidentielle. Ce faisant, il réduit une idée à son origine -en l’occurrence le Printemps républicain. C’est une erreur que l’on retrouve souvent chez les identitaires. Les droits de l’homme sont réduits à l’occident, alors que c’est de leur fondement en raison que vient leur légitimité, pas de leur origine.
La pesée qui plaiderait en faveur de l’extrême droite
Une grande partie de l’argumentation de Samuël Tomei repose sur la réduction de la tenaille identitaire à l’image d’une balance. Pour lui, « le secret de son efficacité est de faire croire que les deux mâchoires sont sinon symétriques, du moins d’égale intensité – sinon ce n’est plus une tenaille – et donc que, non en soi (ce que nous admettrons tous) mais dans les faits, l’identitarisme de gauche se montre aussi dangereux pour les Lumières que l’identitarisme de droite ». Par ailleurs, Samuël Tomei ne pense qu’à l’outil sans envisager la tenaille militaire. Il opère alors une pesée à charge du déséquilibre dans les faits entre les identitaires, en oubliant le domaine où l’extrême droite est la plus menaçante : la politique. Mais ce n’est même pas le problème, puisque contrairement à ce qui est énoncé, cette théorie ne repose pas sur l’idée que, dans les faits, les deux mâchoires seraient d’égale intensité. Cela a déjà été expliqué dans l’introduction et au point II du texte au nom du PR. « La tenaille identitaire – OPA sur la galaxie universaliste »[3].
Samuël Tomei critique la théorie de la tenaille identitaire sur ce qu’elle n’est pas. Il commet l’erreur de la confondre avec une balance à l’équilibre. Plus loin encore il ajoute : « L’avenir est ouvert et rien ne dit que la tenaille identitaire ne sera pas un jour réalité : peut-être les identitaires de droite deviendront-ils aussi puissants que ceux de gauche (…) », continuant dans cette confusion selon laquelle il n’y aura de tenaille que lorsqu’il y aura équilibre. Loin d’être une balance à l’équilibre, la théorie de la tenaille identitaire décrit un mécanisme de renforcement réciproque, qu’il y ait équilibre ou pas. Gilles Clavreul le résume ainsi : « L’essentiel est de comprendre que les propositions politiques fondées sur l’identité s’entraînent l’une l’autre. Et que, pour parler concrètement, lorsque la France Insoumise organise sa survie politique autour de Gaza, au prix des outrances que l’on sait, c’est une aubaine pour le RN. Et que lorsque le RN s’improvise ami des juifs, c’est un carburant rêvé pour l’antisémitisme “de gauche”. »[4].
Le changement
Samuël Tomei ironise à propos de l’hypothèse que le changement du RN ne serait que de façade, en parlant d’un fantasme de taquiya (« Le fantasme est la réalité et donc l’ennemi pratique la taqiya »). Il finit cependant par envisager la motivation de ce changement « par opportunisme », mais c’est pour aussitôt conclure qu’il aurait abouti à un changement de « conviction ». Samuël Tomei ne définit pas assez ce qu’il entend par changement, il ne donne aucun critère qui permette de s’assurer qu’il soit véritable. Cela le conduit à valider un peu vite la possibilité d’un changement de conviction. Or on est légitimement autorisé à ne pas croire une personne qui prétend avoir changé lorsque cette assertion ne lui apporte que des avantages et l’exonère de payer le prix de ses erreurs[5].
L’argument reposant sur le dîner entre Bardella et des francs-maçons semble laisser penser que l’ensemble des francs-maçons validerait cette normalisation, ce qui n’est certainement pas le cas. Quant à l’argument selon lequel l’Histoire ne se répète jamais à l’identique, remarquons juste que le constat du changement dans l’Histoire et sa complexité ne doivent pas pour autant conduire à en oublier les leçons.
Dans ce texte, on se trouve plongé en pleine jésuitique : rien n’est assumé clairement. L’auteur ne se prononce jamais directement pour le RN, mais il raille toutes les critiques qui en contrarieraient la progression. Il ne pourrait faire un pas de plus dans sa direction sans sortir de la forêt. Il avance en prétendant faire des hypothèses. Mais celles-ci jouent le rôle d’un cache-sexe qui dissimule mal la vigueur militante du propos. Toutes les critiques envers le RN sont systématiquement dénigrées avec ironie ; seule l’hypothèse qui défend la métamorphose de ce parti détonne par l’indulgence avec laquelle elle est supposée. L’usage très vague du « nous » sous-entend un englobement de toute la galaxie universaliste, qui battrait sa coulpe en reconnaissant dans un exercice de confession publique s’être trompée. « Nous » aurions « abandonné » le créneau d’un « républicanisme de conviction » qui serait occupé par le RN. Quelle serait la solution sinon retrouver nos convictions en le rejoignant ? Bref, on n’est pas loin de retrouver l’enthousiasme de Florence Bergeaud-Blackler, la lauréate du prix « Science et laïcité », lorsqu’elle appelle à aider le RN à parachever ce changement – « Aidons le RN à faire un nettoyage à fond », a-t-elle ainsi tweeté le 22 juin. Faire le ménage pour les identitaires, ou déployer à leur place un argumentaire validant aveuglément leurs prétentions, c’est ne pas être loin de le devenir soi-même. On a envie de dire : Ex-républicains, encore un effort pour devenir de vrais identitaires !
Karan Mersch - Référent du Printemps Républicain
[1] Samuël Toméi, « Sus à l’extrême (droite) » (Mezetulle.fr, 22 juin 2024) https://www.mezetulle.fr/sus-a-lextreme-droite/
[2] Publication de Gilles Clavreul sur Facebook le 23 juin 2024. https://www.facebook.com/561062417/posts/10161496573727418/?mibextid=WC7FNe&rdid=5nzmaVM7kppAsO9V
[3] Une analyse de Karan Mersch. « La tenaille identitaire – OPA sur la galaxie universaliste » https://www.printempsrepublicain.fr/nos-publications/2024/5/26/une-analyse-de-karan-mersch-la-tenaille-identitaire-opa-sur-la-galaxie-universaliste
[4] Publication de Gilles Clavreul sur Facebook le 23 juin 2024. (ibid)
[5] Karan Mersch, « La thèse du changement, entre illusion et complaisance » (Le DDV, 18 juin 2024) https://www.leddv.fr/analyse/la-these-du-changement-entre-illusion-et-complaisance-20240618